J’ai eu longtemps comme livre de chevet « Petit traité de l’abandon – pensées pour accueillir la vie telle qu’elle se propose » d’Alexandre Jollien. Je le lisais le soir, comme pour imprégner mes nuits de sagesse tant je trouvais ces pensées inspirantes. Tout au long de cet ouvrage l’auteur aborde différents sujets avec la structure de phrase suivante : « le Bouddha n’est pas le Bouddha, c’est pourquoi je l’appelle le Bouddha » ou « Ma femme n’est pas ma femme, c’est pourquoi je l’appelle ma femme ». Cette structure de phrase issue du Soûtra du diamant invite à la non-réduction de la réalité à ce que je crois qu’elle est ainsi qu’à la non-fixation de cette même réalité à ce que j’en perçois car tout est toujours en mouvement et en devenir. Évidemment, ça inspire et c’est le moment de prendre son souffle car en écrivant et relisant cette phrase, le chemin de la sagesse me paraît long. L’essentiel est probablement d’être dessus !
Pourquoi je vous parle de cela ? Tout simplement parce que c’est cette tournure qui me vient quand je pense à l’entraînement mental. Point à la ligne, ça ne va pas plus loin, quoique…
J’ai découvert l’entraînement mental en 2019 grâce à la FRAPP (formation – recherche action – pédagogie populaire). Ce terme n’évoquait rien de bon pour moi qui, depuis quelques années, avais intégré que le mental pouvait être mon ennemi. « Non, mais là, tu es trop dans le mental ! » « Il faudrait songer à arrêter le petit vélo là-haut». Trop souvent actif et présent à mon insu, j’avais aussi souvent aussi régulièrement l’impression de le prendre à défaut : « Je suis nulle dans les débats d’idées », « De toute façon, je ne retiens rien. Par exemple, quand je lis un livre, je ne retiens rien du contenu. Tout ce dont je suis capable de parler, c’est de ce qu’il a provoqué en moi, les ressentis par lesquels je suis passée ». Pourtant, quand j’ai compris que, derrière ces mots « entraînement mental » se logeait un ensemble d’outils et une approche individuelle et collective pour soutenir la construction de la pensée et rentrer dans la complexité des sujets, des problématiques, je me suis dit que ça valait le coup d’oeil.
De la première formation de 4 jours, je retiens un effort, voire un mal de tête. C’était tout à fait contre-nature pour moi et m’imposait une discipline à laquelle je finissais par trouver un avantage, surtout dans la pratique collective.
Dans le cadre d’une résolution de problème, par exemple, tout part d’une « situation concrète insatisfaisante ». En pratiquant, je me suis rendu compte que ma manière naturelle de présenter la situation est naturellement très sélective. Elle ne permet pas à mes interlocuteurs d’appréhender la situation telle qu’elle est ; il est nécessaire de déplier un peu la carte pour la percevoir de manière moins biaisée, plus juste. J’ai réalisé également que je la décrivais principalement avec des points de vue plutôt qu’avec des faits ; cela a pour conséquence de me conforter dans ma perception et peut-être aussi d’emmener, d’une certaine manière, les autres avec moi. Et puis, avec mon intuition galopante, je projette rapidement des choses sur l’origine du problème et les solutions possibles. Cependant, quand je fais ça, je réfléchis à partir de mon propre référentiel, de ce que j’ai dans ma mémoire, et je risque de rester dans mes ornières de pensées ou d’agir avec beaucoup d’impensé.
La pratique de l’entraînement mental, particulièrement quand elle est collective permet de déplier une situation et de la regarder sous de multiples facettes pour éviter de chercher des solutions bancales à un problème qui ne serait pas le bon. Elle permet de mettre de la conscience sur les différents éléments à l’œuvre et donc, d’une manière ou d’une autre, d’agir dessus sur la problématique. Enfin, elle vient élargir le regard, ouvrir la réflexion et prévient ainsi l’enfermement dans un mode de pensée et d’agir.
Je retiens aussi une histoire, celle de l’école des cadres d’Uriage que j’ai découverte lors de la première session. Ce nom m’était alors totalement inconnu et j’ai été frappée par le courage des hommes qui ont contribué à la construire en 1940, dans une période fort perturbée, et qui s’en sont peu à peu éloignés pour rentrer en résistance. Je suis touchée par l’intention de partage du savoir et de l’appropriation de ce savoir par tous pour grandir ensemble et agir ensemble. On trouve là une expression de l’éducation populaire qui vise à la l’émancipation et la transformation sociale.
Par la suite, ces hommes ont poursuivi leurs recherches et leurs engagements à travers notamment :
« L’esprit d’Uriage tend à exalter un mode de vie communautaire basé sur de nombreux travaux de groupe, mais accordant une place toute particulière au développement intellectuel et spirituel de l’individu. L’enseignement à Uriage se démarque de l’instruction traditionnelle, puisqu’il se fonde davantage sur des travaux pratiques expérimentaux et des conférences que sur les livres. »
Ma perception est que nous vivons un temps d’hyper-communication dans laquelle le besoin de discernement est accru. Discernement : distinguer quelqu’un, quelque chose plus ou moins nettement, par un effort d’attention, dans un ensemble, une masse, etc. / percevoir quelque chose, le savoir par l’esprit, la réflexion ; découvrir, démêler – Le Larousse.
Dans cette période, je vois un vocabulaire qui évolue. Les mots, parfois, se vident de sens et, en même temps, un nouveau vocabulaire surgit. Je vous invite d’ailleurs à lire le derniers numéro de Socialter sur les mots. Les mots du management qui édulcorent le vécu, les mots de la COVID qui font peur, les mots de l’écologie qui sont récupérés et perdent leur substance, les mots qui enferment dans des cases… Les mots que l’on entend toujours et encore et que l’on finit par intégrer totalement, sans penser ce qu’ils signifient, ce dont ils sont le signe.
Et puis j’en ressens aussi la pression d’une absolue vérité du grand nombre, des évidences qui émergent, des liens de cause à effet qui ne sont plus discutables… alors que nous sommes dans la plus grande incertitude. Et je suis dérangée par cela. Tout cela me rappelle cette approche développée aux Etats-Unis au moment de la guerre du Viêtnam, la fabrique du consentement, ou comment faire, méthodiquement, pour faire accepter par les masses l’inacceptable, le contesté. Cela réveille en moi une vigilance, une envie de ne pas me laisser emporter par le courant. Cela m’invite à rester debout, à chercher et suivre mon chemin tracé par ce qui m’est essentiel.
Enfin, et de manière très personnelle, je constate que, lorsque quelque chose se passe mal et que j’ai été actrice dedans, j’ai une tendance naturelle à l’autoflagellation. Passer par la matrice de l’entraînement mental (revenir sur le faits, identifier les points de vue, …) me permet de prendre du recul, déplier, de discerner et, au final, de retrouver ma capacité d’action. C’est loin d’être négligeable !
Ainsi, dans ce temps que nous traversons, dans cette réalité que nous partageons mais vivons chacun.e de manière singulière, et pour maintenir la possibilité de délibération précédant l’action, celle de la construction d’idées, seul.e et avec d’autres, il me semble que l’entraînement mental peut apporter un précieux support. C’est un référentiel méthodologique en apparence simple qui permet d’éviter les raccourcis et déplier la pensée. Il permet d’éclairer des champs que nous pouvons individuellement ou collectivement laisser consciemment ou inconsciemment en jachère.
Ce référentiel est fort éloigné de mon mouvement naturel mais, selon moi, il a du sens. C’est pourquoi « je n’aime pas l’entraînement mental, c’est pour cela que j’aime l’entraînement mental » ! Par ce que tout n’est pas une question de « j’aime / j’aime pas » et que cela me fait grandir de dépasser ce premier mouvement et approfondir.
Pour aller plus loin