Clivages

La construction de désaccords féconds

Il y a maintenant quelques années de cela nous avions travaillé, avec Patrick Viveret, à élaborer une méthode pour rendre les désaccords féconds. L’idée en était de dépasser les clivages qui séparaient des groupes de personnes et leur offrir la possibilité de rester en lien, voire de collaborer ensemble. Il s’agissait de mettre le groupe au travail pour l’amener à voir, au-delà des opinions arrêtées qui s’entrechoquaient :

  • les points sur lesquels, finalement, ils restaient en total désaccord,

  • les points de convergence

  • les questions, les doutes qu’ils partageaient et qui nécessitaient un approfondissement.

Un travail donc, pour déplier les désaccords, rentrer dans la complexité des sujets et classer les éléments afin d’amener de la clarté sur ce qui peut être fait ensemble et ce sur quoi, il convient de cheminer séparément.

Nous sommes intervenus à plusieurs reprises ensemble dans des groupes de la société civile. Au sein d’un groupe local du Pacte civique, par exemple, lors d’un atelier-formation, nous avions travaillé sur la question du nucléaire. Il aurait été possible d’en rester à l’opposition entre les « pour » et les « contre ». Nous nous sommes attachés à déplier le sujet pour en arriver à dire, entre autre, que, au-delà du désaccord, un des sujets sur lesquels il y avait accord entre les deux groupes qui s’opposaient, c’était que la question des déchets nucléaires était un problème. Ce sujet pouvait donc être un sujet de travail commun pour la suite.

Cliver, rejeter, condamner… une accélération de la séparation

Cela faisait bien longtemps que je ne m’étais pas replongée dans tout cela. Et pourtant,… Je constate aujourd’hui avec tristesse, et une part de peur, la tension qui monte entre des clans qui se créent, partout. Je vois les ravages des clivages qui s’exacerbent. Les « pour », les « contre » ceci ou cela. Je les vois partout : quand je fais mes courses au marché de Crest le samedi matin, quand j’observe les réactions au film Hold Up, ou encore dans certains milieux militants où la division gagne.

Des hommes et des femmes qui ne se rencontrent plus et se battent à coups d’ « arguments-vérités» piochés de ci de là, dans les médias, les réseaux sociaux,… On se bat plus qu’on ne débat car, finalement, le temps n’est plus à cela : plus de temps pour la rencontre, plus le temps de rentrer dans la complexité des sujets, plus le temps de se laisser toucher par l’autre. Comme l’affirme Dorian Astor dans son dernier livre, La passion de l’incertitude, le contexte actuel avec son lot d’incertitudes nous pousse à créer des vérités, juste pour retrouver un peu de stabilité, d’assise.

Et les hommes et les femmes qui finissent par se rejeter, se condamner alors que, en prenant le temps de déplier, de détricoter, il apparaîtrait probablement que la source de la tension n’est pas là où on l’imagine et que, contre toute attente, les personnes traversent même peut-être la même souffrance. « C’est de la faute des gilets jaunes si l’on a cette crise économique » disait-on déjà l’année dernière. « C’est de la faute des jeunes qui n’en ont rien à faire de la pandémie que la Covid s’est propagée à nouveau à la rentrée ». C’est un peu simpliste, non ?

« Ne nous trompons pas d’ennemi… »

Quand je vois les liens qui se cassent, parfois violemment, je suis triste et je me demande comment réduire cette fracture à l’heure du confinement et des bulles que provoquent les réseaux sociaux. Quand je vois que ces affrontements prennent aussi place dans des collectifs de militants qui œuvrent ensemble pour des causes qu’ils ont choisies, je me dis qu’il y a danger. C’est normal, évidemment, que des personnes ne soient pas d’accord entre elles, qu’il y ait de l’expression contradictoire : « c’est normal et c’est tant mieux » car c’est une source d’enrichissement mutuel. Mais là, dans cette période où nous sommes tous éprouvés pour diverses raisons qui touchent à notre intime, les ressources pour nourrir le lien sont parfois trop faibles devant l’angoisse et l’incertitude. Ainsi, les conflits deviennent vite violence et mènent à la condamnation, au rejet, à la séparation. Mon ami Alain Aubry a longtemps milité pour la convergence des mouvements de la société civile. Je pense à lui quand je vois les déchirures qui se créent à l’intérieur de ces mêmes mouvements.

Alors, il y a un réel enjeu à retrouver le chemin de la construction de désaccords féconds. Patrick et moi-même avons décidé hier de nous remettre au travail pour proposer une approche adaptée au temps que nous traversons. Au boulot !